"La peau et la trace" de David Le Breton.
Dans nos pratiques corporelles actuelles, l’eidos est entamé. La
plasticité du corps étant devenue un lieu commun, on change la forme,
le morphe, sans qu’il ne s’agisse seulement d’une métamorphose de
l’apparence, problématique occidentale liée au progrès. L’individu est
celui qui ne peut être divisé, le corps libéré est un critère de
distinction nous poussant à penser que l’identité sociale prime,
n’étant plus seulement l’assignation à une identité intangible. Le
corps se fait décor. Un rapport particulier est instauré à la
technique, dans une posture qui n’est pas nature. Dans La peau et la
trace, David Le Breton porte un regard sur les significations et valeurs
que revêtent les marques corporelles pour les jeunes générations ainsi
que sur le cheminement inédit des marques corporelles. L’auteur
appliquant une démarche méthodologique herméneutique, tente de comprendre
les pratiques des usagers, grâce à plus de quatre cents entretiens avec
les personnes concernées. Dans un premier temps, nous nous
interrogerons sur la sémantique de la peau, résultante d’un bricolage
identitaire. Puis, nous essayerons de comprendre comment la trace
corporelle prend entièrement place dans la modernité.
Aussi incongru que cela puisse paraître, la peau a une dimension
sémantique. L’homme la marque, joue, pose sa trace, dans une forme de
bricolage identitaire. La nature nous a donné un soi corporel qui nous
définit physiquement. Modifier le soi, c’est opérer une rupture du
déterminisme social, c’est une opposition à sa culture d’appartenance.
Le corps est selon l’auteur une « matière première à modeler selon
l’ambiance du moment ». Réhabilitant l’idée de dissociation entre corps
et esprit, l’Homme contemporain voit son corps comme le lieu de « mise
en scène de soi ». On transforme, on manipule ce corps dont nous sommes
locataires, héritiers, pour nous l’approprier voire nous le
réapproprier. On bricole, au sens où l’entend Michel de Certeau cette
proposition plastique qui nous est offerte, tentant de tendre vers une
forme de design corporel, du body building au body art. Se contenter du
corps que l’on a devient obsolète quand on peut en faire un matériau
qui donne sens. Il est comme insuffisant, inachevé ; il est également à
portée de main, prêt à recevoir les marques culturelles. La trace sur
la peau est de plus en plus courante : tatouage, piercing, stretching
(élargissement du trou du piercing), scarifications, cutting
(cicatrices ouvragées grâce à un scalpel), branding (cicatrice en
relief), burning (brûlure délibérée réhaussée de pigments), peeling
(retrait de la surface de la peau), implants et caetera. On joue avec
sa peau comme on joue avec la mort, la marque faisant parfois partie
d’une difficile construction de soi. Cela n’empêche pas pour beaucoup
d’autres personnes d’avoir une vision ludique et décorative de ces
traces.
Que faut-voir dans ce désir de marquer la peau ? Certainement pas les
anciennes valeurs négatives que l’on attribuait précédemment aux
modifications corporelles. Le tatouage n’est plus réservé aux
prisonniers, aux marins ou encore aux prostituées. La modification
n’est ni un désir d’affirmer sa singularité, ni un effet de mode : elle
change l’ambiance sociale et devient un moyen de séduction, comme tout
autre pratique culturelle. L’écart des générations est tel que certains
parents ne comprennent pas que la modification corporelle peut être
plus une manière de s’intégrer, de s’embellir, plutôt que de le
stigmatiser. Marquer le corps peut être une forme d’enveloppement au
sens où l’emploi Kaufmann. La peau est notre frontière au monde, la
marque en est prothèse, surface protectrice, démonstration d’un style
en présence. L’individu est scripteur de ses limites.
Cette modification de la peau a une signification qui peut aller du
rite de passage à la démarche artistique. Il s’agit de remplacer des
limites de sens qui se dérobent par une limite sur soi, une butée
identitaire qui permet de se reconnaître et de se revendiquer comme
soi. Le signe tégumentaire est, chez l’adolescent en mal de
reconnaissance, entre enfance et âge adulte, à travers le marquage du
corps, un moyen de s’affirmer, de couper le cordon ombilical, de
marquer un moment important de la vie sur le corps. Notre peau porte
notre histoire, ce que nous voulons renvoyer comme image. Le tatouage à
l’aine, qui a un côté érotique du fait de son emplacement, reste
énigmatique est n’est dévoilé qu’à certains. Parfois, le jeune entre
dans cette démarche de manière transgressive, c’est à dire qu’il va
s’opposer volontairement aux codes parentaux dans le but de susciter
chez eux une réaction. La marque symbolique est apaisante, elle
ritualise le changement. De part la mondialisation, l’arrivée à une
forme de village globale, l’identité est difficilement rattachable à
une culture ou à un langage cohérent. Elle est patchwork, glanage,
collage. Mais le t-shirt du Che, le piercing à l’arcade ou le tatouage
tribal ne sont finalement qu’un uniforme pour le jeune qui avaient
comme idée première de se démarquer. Problématique anomique, le corps
est symbolisé et parfois même, nié. Ou bien l’usager incorpore ce qui
pourrait devenir une norme sociale, l’appropriation du corps, de
manière culturelle, par mimétisme de l’image. Ce que Freud appelle
l’idéal du moi devient le moi idéal. Il n’y a pas de norme naturelle
mais des normes sociales.
Certains artistes subliment ce mal identitaire. via le body art, le
design corporel, la performance. Bob Flanagan, performer, transforme la
douleur de sa maladie en plaisir grâce au BDSM. Orlan se fait poser des
implants sur la tête. Gina Pane, figure majeure de l’art corporel,
s’incise le corps dans le cadre de ses performances. Le corps devient
matériau à remanier, à recréer. Il est isolé, mis à l’écart du sujet,
de la théorisation. Les avancées scientifiques pourraient nous mener
vers des modifications de l’essence, concernant la génétique voire même
la naissance via le clonage ou encore l’utérus artificiel. Le corps de
l’artiste est le lieu des signes, tout comme celui de la personne
lambda qui veut affirmer son existence aux yeux des autres mais optera
peut être pour des moyens moins radicaux via des signes réversibles ou
non. L’art contemporain s’est accaparé le corps comme emblème du self
par excellence. L’artiste réinterroge ce corps où l’interiorité est
un effort constant d’extériorité. La question que pose l’artiste
au-delà du corps est celle du sujet dans notre monde contemporain.
La trace corporelle prend entièrement place dans la modernité,
s’inscrivant dans une forme d’individualisme. La marque contemporaine a
une visée d’individualisme et d’esthétisation, à l’inverse de la marque
des sociétés traditionnelles, qui s’inscrivait dans une filiation. Les
motifs choisis n’ont pas toujours un sens universel et ils renvoient
parfois à des références personnelles. La culture ambiante fonctionnant
comme un vaste supermarché, la création individuelle s’amplifie, en
riposte, aussi étonnant que cela puisse paraître. Via cette situation
de design corporel, la modification matérielle du corps produit une
nouvelle identité, notamment par le moyen de la sensation. Dans la
société contemporaine, puisqu’il n’y a plus de rite de passage, on met
à l’épreuve le corps. A l’inverse de l’ascèse, on veut éprouver une
sensation pour avoir le sentiment d’exister dans un monde anesthésié.
L’investissement voire le sur-investissement du corps est corolaire à
la désagrégation du lien social. Le corps devient fin en soi, monde en
miniature, modifiable à souhait.
Le corps est il décevant ? Comment marquer qui je suis, entre
l’ipséité, la mêmeté et l’altérité, concepts développés par Ricoeur ? A
partir de quand la barque de Thésée n’est elle plus la barque de Thésée
? Pour l’hypermatérialisté, je suis la matière qui me compose,
l’identité personnelle est égale à l’identité numérique. Mais lorsqu’il
y a modification, même si l’identité numérique est modifiée, l’identité
personnelle est conservée. Le corps devient dans cette quête de soi un
matériau sursignifiant. La modification de soi est en lien avec
l’individualisme. Au nom de sa pertinence sociale, nous sommes tentés
de nous former une identité, dans une spirale de narcissisation
indéfinie du corps. L’identité fabriquée bien qu’individuelle a aussi
une portée visant l’inclusion, la communication. La marque, même si
elle est marque d’individualisme, nous relie aux autres, à une
communauté flottante de personnes arborant les mêmes modifications.
L’auteur note néanmoins l’importance qui est souvent trop accordée au
mythe des « tribus ». Modifier son corps est aussi une façon de se
démarquer. Si le piercing au labret devient une mode, peut être
perdra-t-il son sens pour les précurseurs qui cherchaient la
distinction. Dans le monde contemporain, le corps est signe de
séparation, à l’inverse d’autres sociétés traditionnelles, où il relie
l’Homme à ce qui l’entoure. Comme l’écrit Le Breton, « Le corps de la
modernité est donc sous l’égide de la séparation ».
Mais ce texte a également ses limites. Par la marque, on voudrait
être remarqué. Mais est-ce toujours vrai ? Certaines personnes ne se
reconnaissent pas après un régime ou une opération de chirurgie
esthétique et développent des problèmes psychologiques. Si l’image
corporelle n’est pas en adéquation avec le schéma corporel, la
modification est un échec. Beaucoup de gens refusent également des
schémas corporels tels que la vieillesse. Modifier son corps, en
prendre possession, peut être un acte de narcissisme, ou un manque de
confiance en son image. On pense que tout passe par le corps conte tenu
de l’importance accordée à l’image dans notre société. Changer l’image
corporelle change-t-il la vie ? La métamorphose a également des limites
dont David Le Breton ne tient pas assez compte, même s’il évoque
succinctement le fait que la souveraineté personnelle soit limitée. La
loi, la bioéthique cadrent nos actions : on ne peut pas faire ce que
l’on veut avec les embryons congelés. La morale freine aussi certaines
actions même si certains ont des pratiques morales au-delà du
juridique, d’où le développement des communautarismes. La religion
codifie également l’usage du corps : le tatouage profane est interdit
par le christianisme.
Le Breton évoque les traces réversibles et de celles qui marquent le
corps sans rémission. Mais du corps naturel au culturel, il y a des
paliers sur lesquels aurait pu s’attarder l’auteur. La modification de
l’usage est l’appropriation d’un nouvel habitus potentiel. La
modification du soi concerne la rupture, l’innovation. Enfin, la
mutation, irréversible, consiste à créer une identité, à s’interroger
sur la problématique du genre. Certaines modifications sont provisoires
: l’épilation, la teinture, la flagellation,… Mais d’autres sont
définitives : la vasectomie, la trépanation, l’avulsion des dents,… Ces
marques du corps sont aussi probablement une recherche de spiritualité,
Le corps n’est plus symbolique mais individuel. Il n’est plus cadré par
la religion. La trace, souffrance, douleur, est effort transcendé,
quasi sublimation au sens freudien du terme. Mais jusqu’à quel point
peut-on transformer son corps ? Le post-humanisme s’oppose à la
bioéthique. Faut il se libérer du déterminisme naturel comme le dit
Kant, est-ce la fin de l’Homme pour le post-humain ? Ou bien la dignité
de la nature est une valeur, faut-il refuser l’instrumentalisation de
l’Homme, instaurer des normes particulières ? L’identité n’est plus
substantielle, elle ne forme plus un tout.
Les modifications, forme radicale de communication, affirment une
singularité individuelle dans l’anonymat démocratique. On ne veut pas
passer inaperçu mais on garde ses distances, déodorant en poche, et
piercing à la narine. L’homme métamorphosé n’est pas meilleur que
l’homme naturel, qui n’est d’ailleurs qu’un mythe. Le naturel n’est pas
synonyme de bon. Mais n’y a-t-il pas d’autres moyens d’exister que
l’utilisation pathologique du corps ? Comme une preuve d’engagement,
changer son corps, être changeable, mobile, sans réfléchir aux
conséquences, c’est aussi dire de manière voilée que l’on est prêt pour
le libéralisme.
Alexandra Giroux